Dans la foule

Un personnage est singulièrement absent du nouveau livre de Laurent Mauvignier, Dans la foule : le hooligan. Le mot n’apparaît qu’à une ou deux reprises. Il semblait pourtant naturellement appelé à figurer de nombreuses fois dans le récit : la foule du titre, c’est celle des supporters venus de toute l’Europe assister à la finale de la Coupe des champions entre Liverpool et la Juve, le 29 mai 1985, au stade du Heysel, à Bruxelles. Mais avant le début du match, une centaine d’Anglais chargent dans les gradins italiens. C’est  la panique. Un muret s’effondre. Trente-neuf personnes meurent écrasées ou étouffées.

Alors pourquoi Laurent Mauvignier ne compte-t-il pas plus de hooligans dans la foule ? Parce que le terme hooligan appartient au dictionnaire, à l’article de presse, aux rapports d’enquête, aux commentaires télévisés. Il sert une vision froide, extérieure, globalisante des faits, qui divise le monde en catégories grossières pour mieux l’expliquer. Or l’écrivain fait tout le contraire : il s’intéresse non pas aux événements, mais aux êtres. Il redonne singularité et complexité aux individus qui composent la foule. Il ne l’observe pas de haut, il plonge dedans, et révèle la vie intérieure de quelques anonymes, qui désormais s’appellent Jeff ou Tana, Geoff ou Gabriel. Ils ont vécu le drame, et le hooligan ne peut plus faire partie de leur vocabulaire. Pour Geoff, l’Anglais, comment ce simple mot pourrait-il contenir ses frères et lui, les qualifier et les condamner ? Pour Tana, l’Italienne, comment ce mot pourrait-il expliquer la mort de son mari ? Même le nom de Dieu n’y peut rien : « Comme j’aimerais croire en Dieu pour connaître le plaisir d’arracher la majuscule à son nom, la piétiner pour qu’à son tour il vacille et tombe et meure d’asphyxie par compression de la cage thoracique. Mais je ne crois pas en lui et je n’aurais à maudire que le hasard et l’indifférence, ce qui ne laisse pas le même goût dans la bouche », dit-elle.

Cette disparition du hooligan est la conséquence de la disparition, chez une famille d’auteurs dont Laurent Mauvignier est un talentueux représentant, d’une certaine idée de la fiction : le roman comme miroir, l’écriture comme regard, le personnage comme porteur de l’histoire. Jeff ou Tana, Geoff ou Gabriel ne sont d’ailleurs pas tant des personnages que des voix, un Je qui parle (Je-ff et Ge-off) et s’élève au-dessus du brouhaha de la foule. Il suffit alors d’ouvrir le livre pour les entendre, dans leur déchirante vérité. Car peu d’écrivains possèdent la maîtrise du monologue intérieur comme Laurent Mauvignier. Maîtrise qui prend la forme paradoxale d’une non-maîtrise : la phrase est lâche, elle se répète, s’interrompt, se reprend sans logique apparente. Ce style ne témoigne pas seulement d’un souci du réalisme – faire coller la phrase au rythme irrégulier de la pensée – il est le signe d’une méfiance à l’égard du réel, d’une remise en cause de la capacité de la fiction à ordonner le monde –raconter, à l’origine, c’est compter. Les voix de Laurent Mauvignier cherchent, doutent, s’interrogent. L’incertitude et l’inquiétude règnent en maître. L’incipit, faussement anecdotique, l’annonce clairement : « Nous deux, Tonino et moi, on n’aurait jamais imaginé ce qui allait arriver. » Ce n’est pas seulement le narrateur qui s’exprime, mais bien l’auteur, qui se sait impuissant à domestiquer le monde avec des mots. La vie et les sentiments sont trop fragiles et changeants, fuyants et mystérieux. À quoi se raccrocher alors, si rien d’autre n’est certain que nos voix finiront par se perdre dans la foule ?

« Jusqu’à la fin des temps il y aura un connard pour expliquer pourquoi il est le seul à être aussi savant dans un monde en cendres, et il l’expliquera aux cadavres et aux pierres en pointant vers eux un doigt menaçant », écrit Laurent Mauvignier. Voilà peut-être le rôle du romancier aujourd’hui : être un anticonnard. Non pas expliquer le monde, mais tenter d’en raviver les cendres.

Aimé Ancian, Le Magazine Littéraire, octobre 2006

 

 

 

 

 

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